“Il est étrange de vivre sans savoir où l’on va ...”
mais les lieux où j'ai séjourné m’ont fait habitant du “pays de l’éclairement”
E S S A O U I R A    E N    P A Y S    H A H A
 

C’est une ville que l’on connaissait il n’y a pas si longtemps encore
sous son nom portugais de Mogador. Devenue lors de l’indépendance
du Maroc, en 1956, Es-saouira - d’où “souiri”, le nom de ses habitants.
On la dit magique et je me suis surpris à penser que c’est dû au souvenir
des Atlantes dans les parages. Il y souffle souvent un vent appelé “du diable”,
encore que la médina en soit abritée par son rempart (son nom berbère,
Amegdul, signifiant “la muraille”) construit au XVIII° siècle par des prisonniers
européens dans le style classique de Vauban ; le plan de la vieille ville
aux rues perpendiculaires a été établi par un Français, Théodore Cornut.
Un voyageur du début de ce siècle (XX°) en a dit :
“Mogador est une fantaisie européenne sur un thème marocain.” Surprenant, en effet, en Berbérie !
Ce n’est pourtant là qu’un passé récent.
Les Phéniciens ont occupé le lieu et en particulier l’île, la seule sur le littoral atlantique, où abondaient les murex dont ils tiraient la pourpre - plus tard, la couleur impériale chez les Romains. Ces derniers occupèrent à leur tour le Maroc en 146 avant notre ère. Les Berbères qui auparavant avaient été judaïsés devinrent par la suite chrétiens, jusqu’au début du VIII° siècle ap. J.-C.
 
La ville actuelle fut fondée en 1760 par le Sultan Sidi Mohamed Ben Abdallah, alors qu’il y avait déjà une petite forteresse, le Borj El Baroud dont subsiste un vestige où l’on peut se rendre à marée basse, construite en 1516 par Manuel 1er, roi du Portugal.  C’était là l’aboutissement de la route des caravanes venant du Soudan, qui s’étendait au sud du Sahara sur les territoires actuels de la Mauritanie, du Mali, du Tchad, du Niger, du Cameroun, du Sénégal, du Nigeria, du Ghana et de la Guinée. Le port était destiné à commercer avec l’Europe : Portugal et Angleterre en particulier.
 
De nos jours, c’est un petit port de pêche, avec, au nord, une zone industrielle où l’on fait des conserves de sardines ; au sud, une plage à perte de vue sur laquelle presque personne n’est allongé, mais où d’innombrables enfants, jouent au ballon ou au cerceau, près de laquelle passent les étranges Haïks, femmes drapées dans une étoffe de laine écrue, et, à l’horizon de laquelle disparaissent, près de la ruine portugaise tel un navire échoué, les promeneurs les plus lointains dans le scintillement de l’oued dont l’eau douce s’étale sur le sable où les vagues de l’océan roulent leur sel. Il y a là d’invisibles noces dans une lumière déroutante comme si l’on se dissolvait dans l’infini.
 
On peut d’ailleurs continuer à longer la côte, à pied, sur une vingtaine de kilomètres, jusqu’au marabout de Sidi-Kaouki (tombeau d’un saint) ; on ne rencontrera que quelques troupeaux de chèvres accompagnés d’enfants et, peut-être, une caravane de dromadaires (tous les européens disent chameaux) dont on se demande d’où elle vient.
Pourtant, de l’autre côté de l’oued Ksob, il y avait jadis des plantations de canne à sucre et des esclaves noirs y travaillaient. Tout comme ceux des Amériques, ils étaient musiciens. Leurs descendants aussi, de pères en fils ; ils s’appellent Gnaoua.
Le sociologue Georges Lapassade les connaît bien. Leurs mélopées monotones mais envoûtantes, accompagnées de tambours et de crotales de fer, évoquent l’Afrique profonde, et les nuits gnaoua donnent lieu à des rites d’exorcismes : une forme de thérapie de groupe où l’on conjure le mal social (catharsis).
 
Hors de la ville, c’est de la musique berbère que l’on entend lors des Ahwâsh (ronde circulaire ou allongée d’hommes et de femmes serrés épaules contre épaules et se balançant) ; c’est en pays Haha que l’on se trouve. Il me plaît d’appeler les Berbères Imazighen, même si cette appellation d’ “hommes libres” est contestée, parce que leur musique tournoyante et aux choeurs stridents est éprise de la liberté la plus joyeuse.Essaouira connaît aussi une autre tradition musicale, celle des Hamadcha, confrérie affiliée aux soufi et derviches tourneurs d’Iran, de Turquie et d’Asie centrale. Contrairement aux nuits (lila) des Gnaouas qui se déroulent chez les particuliers qui les invitent - habituellement pour soigner quelqu’un -  les rituels Hamadcha sont strictement réservés aux musulmans et se déroulent dans une cour intérieure. D’un côté, il y un orchestre, de l’autre, les membres de la confrérie (zaouïa) chez qui la musique/la mélopée induit un état de transe léger, une expérience mystique appelée Hal.
En tant qu’ étranger, jusqu’à présent on ne pouvait voir et entendre ces musiciens que lorsqu’ils jouent dans la rue - ils parcourent les ruelles une fois par semaine en quêtant . Dorénavant, on pourra les entendre après chaque Ramadan (mois de jeûne annuel) au festival de la musique dont cette ville est devenue le cadre.
 
Je n’oublierai pas de dire qu’elle fut pendant plusieurs siècles l’une des plus importantes métropoles juives d’Afrique du Nord. Il y eut, m’a-t-on dit, quatre-vingt synagogues ; il en reste une en service - avec les Tables de la Loi de Moïse - ainsi qu’un surprenant cimetière. Leur tradition musicale a disparu depuis le début du siècle lorsqu’une partie de la communauté est partie en France, aux Canada, aux U.S.A.  Quant à ceux qui étaient alors restés, la plupart sont partis en Israël après la guerre des Six Jours (en juin 1967).
Restent des maisons de pierre avec l’étoile de Salomon sur le linteau de la porte d’entrée. Ce signe n’était pas ici infamant/discriminatoire, les musulmans faisant la même chose avec leur étoile à cinq branches ...
On savait chez qui on entrait  !
Le cimetière européen témoigne du cosmopolitisme de cette ville  au destin singulier. Sous le protectorat français les habitants avaient leur propre idiome composé de mots et d’expressions des différentes langues parléees. De cette époque date un décret du maréchal Lyautey interdisant l’entrée des Européens dans les mosquées. C’était pour préserver la tranquillité des fidèles et éviter l’impiété des touristes.
 
Lors de son premier séjour au Maroc, en 1883-84, Charles de Foucault (1858-1916) passa à Essaouira déguisé en mendiant  (ou en rabbin, selon les versions) et usa d’un subterfuge pour être reçu au consulat de France. Plus récemment, le peintre Nicolas de Staël (1914-1955) y séjourna, en 1936, lors du voyage pendant lequel il commença à peindre sur le motif.
 
En 1949, Orson Welles y a tourné une partie de son adaptation de Othello (c’est censé être Chypre)  ;  on y voit des ruelles, la Squala (le rempart) qui n’avait pas changé lorsque j’y ai été en 1980, en 1984, en 1988 ... On y voit aussi une salle inondée au milieu de laquelle il y a un bassin rond auquel correspond une ouverture de même dimension dans le plafond  - puits de lumière - mais ce n’est peut-être qu’un effet de montage ... Je n’en ai jamais entendu parler ...
Le cinéaste démiurge a manifestement été séduit par le lieu et il a tiré un parti extrême de l’architecture en multipliant les angles de prises de vue insolites.
Du haut du rempart en pierre ocre, par-delà les mâts des bateaux et les nombreux écueils rocheux, on aperçoit l’île avec un village et un minaret que l’on sait abandonnés aux oiseaux marins, des goélands rares pour qui on en a fait une réserve.
Le crépuscule trame des écrans de brume superposés où s’effiloche la lumière. La véritable magie du lieu est peut-être due simplement à ces brumes nordiques sur une terre solaire - la ville jouissant d’un micro-climat particulier. Un peu à l’Est, derrière une forêt basse qui cache les ruines du palais du Sultan, on aperçoit le village de Diabet ; un pont (le pont des Français) s’est effondré en son milieu ; il faut donc franchir l’oued à gué si l’on ne veut pas faire le détour de la nouvelle route. Village désert et triste bien qu’il y ait encore des habitants. Il y a une décennie à peine, il fut un lieu où soufflait l’Esprit (?) ... Des Hippies venus dans le sillage de la troupe du Living Theatre qui s’y était installée quelques temps, y vécurent, de fêtes en drames, un crépuscule dont on ne sait encore s’il fut du matin ou du soir. La légende dit que Jimi Hendrix  lui-même y vînt peu de temps avant sa mort. Il est avec Jim Morrison, l’idole de ces garçons, trop jeunes pour avoir connu cette époque, que j’ai côtoyés avec l’amertume que laissent les illusions que l’on voudrait n’avoir pas tout à fait perdues, mais que le principe de réalité refuse obstinément.  Héritiers imaginaires, comme moi-même, de ces visionnaires qui demeurèrent prisonniers de leurs songes, et que la police finit par expulser, ils se trouvent piégés dans les mensonges du “hash”, de l’opium et du “business” ...
 
Au retour de longues marches dans les campagnes alentour, sur des pistes, des chemins qui n’en sont pas vraiment et qui pourtant mènent tous quelque part, sur lesquels j’ai croisé des laboureurs, des bergers, des hommes qui n’étaient pas pressés, qui m’ont offert l’hospitalité, j’ai pour la première fois senti ce qu’est “habiter”, alors que je ne faisais que passer. J’ai goûté un bref moment la paix d’une humanité retrouvée pour qui la terre est un lieu accueillant.
Quel paradoxe insoutenable avec les villes où être constamment sur ses gardes est à peine suffisant pour esquiver les multiples inconvénients auxquels est soumis tout voyageur porteur de signes apparents de richesse. Ambiguïté du voyageur-photographe qui devient, sinon voleur d’images, du moins chasseur d’une réalité qui le dépossède.
Mais je parle là des grandes villes.
Essaouira est encore momentanément préservée de l’affluence ; cependant ses abords sont transformés en chantiers car la ville est trop exiguë pour accueillir les festivaliers, et les autorités sont en quête d’industries ...
“Demain est un autre jour”, dit-on ici.
 
Printemps 1981
(complété le 18 août 1999)
Paris

"Ville ou éternité de l'origine
tu m'étais toutes les constellations
et je gravitais en toi
tandis que m'exilait ma témérité"
Silentium (1970 - 1971)
Toulouse
 
En 1980, j'ai commencé une série de photos (diapositives) intitulée
"Démons et merveilles".
Ce thème s'est poursuivi par intermittences jusqu'à l'année dernière
(2010).
Cela fait déjà longtemps que j'ai pris conscience que ces démons et ces
merveilles sont des sortes d'idoles et d'icônes.
Les placer ici est un travail que je ne peux entreprendre pour l'heure.
La Tourette Cabardès - Automne
"Berlin capitale du XX° siècle"
Essaouira (la Skala) avec le texte "Essaouira en pays Haha" 1980
La Tourette Cabardès - Printemps
"Paris"
Berlin, capitale du XX° siècle.
 
Trans-Europa. Les cônes de Lübeck.
 
Après avoir franchi la ligne de partage des eaux, à peine au-dessous
des Vosges (à peine une pensée pour Alain, le Lorrain), je descends
vers les rivages - lointains encore - de la mer du Nord (Nordsee)
et de la mer de l'Est (Ostsee), Baltique où jadis l'on allait chercher
l'ambre, et je me demande quel rapport il y eut pour Hölderlin entre
la vision de l'Hespérie et son séjour à Bordeaux.
Au pays d'Ausone, il a sans doute médité sur l'échec de la révolution
française qui "s'entendait comme une Rome recommencée
" (Walter Benjamin) et il en a peut-être postulé qu'une "reprise" plus originaire
était nécessaire, celle de l'antiquité grecque. Cet archaïsme, il l'a projeté hors de l'Histoire. En Hespérie. Est-ce à dire que l'Europe demeure une chimère ? N'a-t-elle pas un rôle à jouer en tant que "fonction d'utopie" ? Le leurre d'un horizon qu'on n'atteindrait pas n'en est pas vraiment un, car la vérité de l'horizon est de n'être jamais atteint.
(Le fait que l'amour soit un leurre ne le disqualifie pas ; c'est en regard de son échec qu'il est un leurre, non en regard de sa réussite ; quand bien même il serait voué à l'échec, il est une fonction d'utopie, l'espérance à l'oeuvre. Contrairement à l'espoir qui implique le désespoir, l'espérance n'a pas de négatif.).
L'Europe gravite autour des Alpes et le Christianisme l'a gagnée par les confins (dont l'Irlande). Le monde germanique occupe le versant Nord, les Latins le versant Sud, les Slaves l'Est. L'Orient est antérieur et le Saint-Empire romain germanique une nostalgie pour l'Europe centrale. Terres d'exil multiséculaires où se sont croisés ceux venant de la Terre promise perdue et ceux en partance pour l'au-delà de l'Atlantique.
Nous sommes les héritiers d'une histoire aussi complexe que la géologie et vouloir prendre des positions manichéennes ne peut avoir que des effets de barbarie.
 
Berlin-ouest est une entité politique mais non géographique. C'est une île emmurée, comme un navire peut être pris dans les glaces. C'est une ville-continent comme le sont les cités planétaires, les capitales où l'univers se trouve résumé. Et ici, l'Histoire du XX° siècle s'esten quelque sorte immobilisée.
C'est une ville aux innombrables dômes de cuivre vert, construite sur d'anciens marécages; le sol y est de sable et il n'y a pas de gratte-ciel. Sauf un, l'Europa-Center. Et il y a deux tours emblématiques : la Funkturm (la tour de la radio) datant d'entre les deux guerres ressemble à la tour Eiffel, mais moins massive, plus légère, plus élégante; son équivalent à l'Est est un phare de bêton avec à son sommet un habitacle sphérique. A vrai dire, cet édifice symbolise mieux la ville moderne que la porte de Brandebourg.
Il y a aussi une montagne qui a été élevée avec les ruines des bombardements, Teufelsberg (la montagne du diable). De là, en résistant au vent parmi les cerfs-volants, on contemple l'agglomération et les très nombreux lacs qui donnent l'impression de faire clairière dans la forêt qui est au premier plan, Grünewald;
Incommensurable forêt du Nord ...
Étonnant de penser qu'au début du XVIII° siècle près d'un habitant sur cinq était d'origine huguenote ... Je ne saurais dire s'il en reste quelque chose, mais les terrasses des cafés sous des tonnelles m'ont d'emblée été familières.
 
A l'Ouest, ce qui tient lieu de centre est la gare du jardin zoologique, qui jouxte le dit jardin, avec ses deux quais comme dans une ville du bout du monde qui serait pourtant bien nommée "centre du monde". peut-être le premier des paradoxes qui rendent cette ville incomparable. A la tombée de la nuit, les loups en cage hurlent. l'oiseau de Minerve, cher à Hegel, dont la demeure n'est pas loin, s'est tu, et, en disparaissant, a emporté le ciel où il y a bien moins d'étoiles que dans les pays du Sud.
 
Walter Benjamin est né ici, à la fin du siècle dernier, alors que c'était une ville en pleine expansion (le "Grand Berlin" date de 1920), mal considérée par les vénérables cités du vieux monde et encore en rivalité avec Vienne (Wien) pour le leadership des peuples germaniques.
Il vécut dans la nostalgie des narrateurs d'antan, ceux qui transmettaient les légendes des forêts du Nord, moderne flâneur et presque prisonnier des villes, en quête sur les rivages méditerranéens d'une autre nostalgie que longtemps il crut future. Terre de nulle part, Utopia qu'il eût mieux valu appeler Terra incognita.
 
Si la modernité est synonyme de catastrophe (Baudelaire) et d'effondrement, Berlin a été la ville moderne par excellence. C'est d'ailleurs d'ici que sont parties les premières fusées. Cependant, le monde d'après la catastrophe est le seul monde habitable, humainement habitable, même s'il est un "un-welt" (Heidegger), un non-monde au temps réifié qui semble hors de l'Histoire.
La fétichisation de la marchandise y tient lieu de culte, mais la saga n'est pas abandonnée aux publicités flagorneuses. La légende, anonyme et collective, s'inscrit tous les jours, jusqu'au dernier, sur le mur (die Mauer). Alors que partout ailleurs on a fait disparaître les vestiges des guerres et qu'on n'a laissé que des plaques commémoratives qui ne "disent rien" aux nouvelles générations, ici, dans le secteur Est, la mort est inscrite dans la ville. Par la volonté délibérée de laisser les signes de la tragédie visibles, on n'a pas fait refluer l'Histoire et il y règne encore comme le calme d'après la tempête.
Dans les secteurs de l'Ouest, hormis la Gedächtniskirche (l'église cassée) il n'y a plus de ruines. Peut-être est-ce pour y suppléer que des graffiti-adolescents-rebelles sont omniprésents. Quant au Mur, il est la cicatrice encore apparente d'une guerre fratricide qui a partagé le siècle. Est-il à l'origine du "tag", marquage de "territoires" par des signatures à l'aérosol qui sévit dans les jungles urbaines ? Est-ce la malédiction des villes que constatait déjà Rainer Maria Rilke au début du siècle ? Les bombages ne leur sont-ils pas ce que les tatouages étaient aux corps, ce qu'ils sont encore parfois ? Écriture de la douleur. Écriture de l'initiation.
 

9 Novembre 1989. Le ciel ouvert.
 
Ces jours de Novembre où des brèches ont été ouvertes dans le Mur, le soleil s'est levé bien plus haut que de saison. C'était un été indien qui n'est pas habituel ici.
Le mur de la honte qui faisait des deux moitiés de la ville des miroirs rivaux est devenu, en une nuit, un chemin. Ein Weg, titrait un journal. Des pans entiers de ce paysage de guerre devant lequel jouaient des enfants, seront peut-être exposés dans un musée si on arrive à les soustraire à la dégradation et à la vindicte populaire.
 
Cinquante ans après que Walter Benjamin ait été incarcéré à Nevers dans un "camp de travailleurs volontaires" (de septembre à novembre 1939), l'Histoire reflue. La guerre froide s'achève avec le réchauffement de la planète. Tchernobyl y est pour quelque chose. La télévision aura été comme un cheval de Troie dans la forteresse soviétique et entraîné la "chute de la maison Lénine".
Accumulation de marchandises et de spectacles auront joué comme un pôle magnétique à faire mentir la boussole du "socialisme réel".
De l'est déferlent, sorties d'un mauvais rêve, des foules séduites par la capitale du Visible. A la gare de Friedrichstrasse, des jeunes partent, sac au dos, malgré l'approche de l'hiver ; des étudiants Chinois et des Soviétiques vont passer une soirée dans l'ultra-monde. Des familles étonnées déambulent tous les jours sur les quais des gares de Wannsee et de Zoogical garten. Mais très vite, des "Ostlers" viennent faire leurs achats quotidiens et déjà, dit-on, des travailleurs de Potsdam prennent les lignes directes du S-Bahn pour traverser la ville au lieu d'en faire le tour, comme le Mur les y obligeait depuis vingt-huit ans.
Bien sûr, le Mur sert encore de "rempart contre la criminalité, la drogue et le sida"! Mais pour qui ne l'a pas choisie délibéremment, la morale est toujours rigide, et lorsque c'est un Léviathan policier qui institue deux poids et deux mesures, elle devient odieuse et inacceptable. De plus, le mal n'a de réalité et d'"efficace négative" que lorsqu'on est confronté à son épreuve. Kant connaissait le vrai prix de l'humanité. Mais "la réalisation hégelienne du royaume de la raison et la nécessité historique marxiste font partie de ces aveugles espoirs que Prométhée a offert aux hommes." (Jan Kott. Manger les dieux. Essais sur la tragédie grecque et la modernité.)
 
Si Berlin-ouest est de moins en moins une île emmurée, c'est encore une ville-frontière et toujours une "citadelle de l'esprit". Pour paraphraser Pasolini, la "religion de notre temps" s'est avérée aussi impuissante à conjurer le mal que celles des autres temps et la Révolution aura été frappée de stérilité puisqu'elle n' a jamais eu la victoire.
Pourtant l'ouverture du Mur a été comparée à la prise de la Bastille. C'est dire qu'il n'y a pas d'école de la révolution. Maintenant, comme l'annonçait prémonitoirement le film de Wim Wenders, "Der Himmel über Berlin", la ville réunifiée a un ciel ouvert.
 

Au risque de l'écriture.
 
C'est lorsque je me perds dans les rues de la ville-labyrinthe que vient l'inspiration. Mais elle ne serait rien sans le chantier d'écriture. J'ai des souvenirs que je n'ai pas vécus et par eux je remonte le cours du temps divisé, brisé, fragmenté.
Il y a un demi-siècle c'était la guerre. Mon père (qui n' a jamais su
me parler et je le lui rends bien) a vu Berlin en ruines, en octobre 1945. Du maquis de Bretagne il avait suivi les troupes américaines. Il avait vingt et un ans. D'avoir vu un camp d'extermination en service il est resté atterré.
Moi j'essaie d'être ennemi de toutes  guerres, hormi celle contre soi-même. Lutter contre l'adversaire qui en nous agit contre nous-même et ne pas projeter le pire sur autrui. Etre soi-même son meilleur ennemi et son meilleur ami. Toutes guerres sont provisoires. La "guerre sainte" (René Daumal) est de toujours. Et les contraires coexistent de toute éternité.
 
Le destin des écrivains est-il d'être "des trafiquants de paroles" ?
Cette question est suscitée par ce propos : "La nature de l'échange littéraire, c'est en définitive pour une bonne part un passage de fausse monnaie." (Lothar Baier. Magazine Littéraire n° 265. Mai 1989)
A l'époque où le cinéma est devenu "la langue écrite de la réalité" (Pasolini)  - langue universelle - nous sommes renvoyés à la langue d'avant les langues; langue jamais ouïe car d'avant l'exil ontologique qui ne peut pas ne pas avoir été ; langue dont toutes les autres sont des approximations (ce qui les rend traduisibles) ; langue dont les oeuvres d'art sont des approches différentes ou des "correspondances" (Baudelaire).
Que l'entreprise techno-scientifique concoure à l'érection d'une nouvelle Babel, nul ne peut le contredire (à moins de refuser le mythe de Babel) ; que l'art soit de plus en plus assimilé à de l'information et la culture à la communication, nul ne le conteste. Ce sont des préalables. Mais la question de l'art ne peut aussi facilement se laisser réduire à son degré zéro. Pas plus que celle de la langue. Dans la mesure où une langue d'échange tend à s'imposer universellement, toutes les langues d'usage ne courent-elles pas le risque de tomber en deshérence ?
 
Ces langues particulières n'éviteront le mauvais sort réservé aux langues vernaculaires que si des écrivains oeuvrent en n'abandonnant pas les filons qui ont permis de façonner l'âme des peuples et l'esprit des civilisations. Si le faux-monnayage langagier est inhérent à la confusion des langues, ceux qui s'y livrent demeureront toujours pauvres au regard de "toutes les langues que l'homme (selon Elias Canetti) devrait posséder : une d'abord pour parler à sa mère, et qu'il n'utilisera plus jamais par la suite; une exclusivement pour lire, et dans laquelle il n'ose écrire; une dans laquelle il prie, et dans laquelle il ne comprend pas un traître mot; une dans laquelle il fait ses comptes, réservée aux seules préoccupations financières; une dans laquelle il écrit sauf ses lettres; une qu'il parle en voyage, et dans laquelle il peut aussi écrire ses lettres."
Belle profession de foi.
Et, à défaut de pratiquer toutes ces langues, demeure la possibilité de parcourir maints itinéraires d'Européens avant l'heure.
"Mille planches de salut."
La Tourette-Cabardès - Eté
Habitant du paysage
La Tourette-Cabardès - Hiver
La Tourette
La Montagne Sainte Victoire au grand pin brûlé (1990)
 
Il y eut quelque chose de rouge dans le paysage …
 
1
Ce fut la couleur de l’incendie qui l’embrasa
des flammes rougeoyantes -
couleur surtout visible le soir
- à la nuit tombante -
flammes vindicatives léchant les flancs de la montagne
comme si elle était un animal vivant
- ou une déesse -
flammes dues à la négligence et au vent complice  
 
D’aucuns à l’imagination fertile y voient de la colère.
 

A l’origine le hasard fut un dieu
l’énigmatique
le fascinant
le numineux
 
2
Une seule cigale stridule avec obstination.
Je regarde les feuilles d’un figuier.
Qui de nous deux aura la patience d’attendre que ses fruits mûrissent ?
 
L’inquiétude est une forme mineure de la peur.
 
3
Le vent a ranimé un feu de branches qui paraissait éteint.
L'herbe verte semble brûler dans la fumée âcre.
J'attendais ce moment depuis longtemps.
J'ai brûlé les prénoms de mes amants
comme je l'aurais fait de leurs photos si je les avais eues.
 
Lorsque je suis passé plusieurs mois après,
le feu brûlait encore.
Quelques années plus tard, le feu brûlait toujours.


Recommandez ce site Ajoutez Christian Le Bars a vos favoris
Mis en ligne le 1er décembre 2010, visites : Copyright 2013-2022 Christian Le Bars - Auteur